LUCAS RATTON
" De L'importance de la contextualisation des Objets"
PAR ELSA MIMRAM - decembre 2013
Retour sur une muséographie qui change avec son époque
Depuis qu'ils se sont appropriés des objets non européens, les occidentaux ont opéré une mise en ordre du monde en les utilisant comme supports tangibles. Ces artéfacts ont conduit à assoir deux mythes, celui des « Arts Premiers », mais aussi celui des « Peuples Premiers », auxquels se référait déjà Montaigne au XVIIIème siècle dans son mythe du bon sauvage.
Les premières mises en place de muséographies d'objets ethnographiques laissent transparaitre une forme d' « humanisme colonial ». La discipline anthropologique s'est en effet développée de façon synchrone et en relation étroite avec le colonialisme. Les instances gouvernementales locales facilitaient en effet la démarche ethnographique sur place, le recueil des données et la légitimation des modes d'acquisition des artéfacts.
Un certain nombre d'expositions coloniales ont lieu au début du XXème.
Par exemple, dans l’exposition coloniale parisienne de 1931, le maréchal Lyautey alors commissaire de l’exposition, accompagnait la propagande visant à justifier le colonialisme auprès de l’opinion publique d’une dimension informative et éducative sur l’altérité. Cette exposition était perçue comme une invitation au voyage ou une projection de l’imaginaire colonial, et non pas comme une exposition ethnographique, mais elle avait le mérite, semble t’il, de présenter des particularismes culturels qui incitaient à reconnaître la nécessité d’adapter des modes d’ingérence coloniale appropriés aux diverses populations. Cette diversité était présentée selon les principes évolutionnistes alors en vigueur : des facultés artistiques étant attribuées à chaque race, leur niveau de civilisation était mesuré par rapport au niveau européen et l’aspect « zoo humain » se retrouvait notamment dans des créations factices de rituels locaux; mais il y avait dans cette exposition une volonté de valoriser les productions artistiques et artisanales de certains indigènes qui étaient « invités » à exercer leur métier dans leur habitat naturel recréé.
C'est notamment sur ce type d'expositions que revenait le musée du quai Branly en à travers son exposition « Exhibitions – l'invention du sauvage » en 2012.
Les premières mises en place de muséographies d'objets ethnographiques laissent transparaitre une forme d' « humanisme colonial ». La discipline anthropologique s'est en effet développée de façon synchrone et en relation étroite avec le colonialisme. Les instances gouvernementales locales facilitaient en effet la démarche ethnographique sur place, le recueil des données et la légitimation des modes d'acquisition des artéfacts.
Un certain nombre d'expositions coloniales ont lieu au début du XXème.
Par exemple, dans l’exposition coloniale parisienne de 1931, le maréchal Lyautey alors commissaire de l’exposition, accompagnait la propagande visant à justifier le colonialisme auprès de l’opinion publique d’une dimension informative et éducative sur l’altérité. Cette exposition était perçue comme une invitation au voyage ou une projection de l’imaginaire colonial, et non pas comme une exposition ethnographique, mais elle avait le mérite, semble t’il, de présenter des particularismes culturels qui incitaient à reconnaître la nécessité d’adapter des modes d’ingérence coloniale appropriés aux diverses populations. Cette diversité était présentée selon les principes évolutionnistes alors en vigueur : des facultés artistiques étant attribuées à chaque race, leur niveau de civilisation était mesuré par rapport au niveau européen et l’aspect « zoo humain » se retrouvait notamment dans des créations factices de rituels locaux; mais il y avait dans cette exposition une volonté de valoriser les productions artistiques et artisanales de certains indigènes qui étaient « invités » à exercer leur métier dans leur habitat naturel recréé.
C'est notamment sur ce type d'expositions que revenait le musée du quai Branly en à travers son exposition « Exhibitions – l'invention du sauvage » en 2012.
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Suivra une période où l'on privilégiera la synecdoque, en proposant d'apprendre à connaître l'altérité à travers ses productions matérielles, et non plus en effectuant un import-export d'humains traités comme de la marchandise.
Le musée ethnographique devient un lieu de prestige auquel le gouvernement colonial accorde des fonds importants. Le musée du Trocadéro puis le musée de l’Homme en disposent ainsi successivement. Dans les années 1930, l’ethnologie se doit en effet de contribuer à légitimer les colonies françaises face à l’opinion publique et s’ouvre au musée du Trocadéro en 1931 l’« exposition ethnographique des colonies françaises », qui est une exposition coloniale en miniature. Progressivement les mentalités s’émancipent de cet évolutionnisme plus ou moins maquillé, avec des initiatives importantes comme la création de l’Ecole coloniale qui vise à familiariser les administrateurs avec les sciences de l’Homme. Le musée de l’Homme lui-même incarne un nouvel humanisme. Rivet et Rivière sont des figures importantes dans sa construction et s’impliquent dans des partis politiques fustigeant colonialisme, impérialisme, et fascisme, ce qui leur vaudra l’exil durant la seconde guerre mondiale. Le musée d’ethnographie a alors une réelle mission idéologique. A la politique d’assimilation, contre la volonté ancienne d’uniformité, les chercheurs souhaitent que se substitue une politique de respect de la diversité indigène et de valorisation de la différence. Cette valorisation s’effectue par une mise en ordre du monde dans les musées ethnographiques, interface publique, où l’artefact prend son sens. Il prend même le statut de preuve de la richesse des traditions, mises en scène, au même titre que l’archive pour les historiens. |
Une ethnographie dépendante des artefacts
Les modes d’exposition sont non seulement le reflet de l’état de la science, mais pour une discipline en plein essor, les objets et les musées d’ethnographie deviennent des piliers de construction du savoir anthropologique. La création du Musée de l’Homme en 1937 est un tournant essentiel dans le renouveau, et la volonté de moderniser la discipline nouvellement unifiée.
Le projet d’inventaire encyclopédique exhaustif du monde, à laquelle correspond la volonté de constituer des « archives totales de l’humanité », selon le modèle naturaliste, implique des missions spécialement consacrées à la collecte ainsi que des méthodes classificatoires normées.
On retrouve, outre Manche, un exemple de cette forme « totale » d'archivage des productions matérielles. Au Pitt Rivers Museum, à Oxford, les vitrines classificatoires n'ont quasiment pas bougé depuis leur création à la fin du XIXème siècle.
Le projet d’inventaire encyclopédique exhaustif du monde, à laquelle correspond la volonté de constituer des « archives totales de l’humanité », selon le modèle naturaliste, implique des missions spécialement consacrées à la collecte ainsi que des méthodes classificatoires normées.
On retrouve, outre Manche, un exemple de cette forme « totale » d'archivage des productions matérielles. Au Pitt Rivers Museum, à Oxford, les vitrines classificatoires n'ont quasiment pas bougé depuis leur création à la fin du XIXème siècle.
A l'époque de la création du Musée de l'Homme, un système de fiches descriptives des objets est mis en place et sera ensuite étendu à un certain nombre de faits sociaux.
Il est intéressant de constater que dès cette phase de collecte se distinguent deux approches : celle des ethnographes comme ceux de la mission Dakar-Djibouti qui ramènent 3500 objets « représentatifs » et déclinant diverses possibilités formelles, et celle d’aventuriers fortunés comme ceux de la Korrigane qui choisissent les artefacts selon une approche esthétique de la grande bourgeoisie des années 1930. Les objets sont l’enjeu de relations sociales souvent complexes et, pour les collecteurs de la Korrigane qui ne parlent pas le pidgin et ont très peu d’informations sur les populations avec lesquelles ils commercent les artefacts, l’art est perçu comme une porte d’entrée dans la compréhension des civilisations.
Il est intéressant de constater que dès cette phase de collecte se distinguent deux approches : celle des ethnographes comme ceux de la mission Dakar-Djibouti qui ramènent 3500 objets « représentatifs » et déclinant diverses possibilités formelles, et celle d’aventuriers fortunés comme ceux de la Korrigane qui choisissent les artefacts selon une approche esthétique de la grande bourgeoisie des années 1930. Les objets sont l’enjeu de relations sociales souvent complexes et, pour les collecteurs de la Korrigane qui ne parlent pas le pidgin et ont très peu d’informations sur les populations avec lesquelles ils commercent les artefacts, l’art est perçu comme une porte d’entrée dans la compréhension des civilisations.
Le regard sur les productions indigènes évolue grâce, notamment, à la validation par certains artistes occidentaux, par de grands marchands comme Charles Ratton ou René Rasmussen ou encore par de grands collectionneurs comme Jacques Kerchache qui ont contribué à faire rentrer ces objets dans les collections des musées de haute importance comme le Pavillon des sessions au Louvre. L'enjeu est d'une importance considérable, à la fois politique, institutionnelle, ou en tant qu’interface avec le public. La contrepartie de cet engouement pour l’art « primitif » ou « premier » par les esthètes a été, au moins en France, une perte d’autorité des ethnologues sur des objets qu’ils collectaient d’ailleurs de moins en moins depuis les années 1960, au profit d’une approche plus immatérielle de la discipline.
Le rapport à l'objet comme rapport à l'altérité
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L’analyse des transformations dans la façon dont le monde est donné à voir dans nos musées permet de comprendre ce que ces interfaces successives disent de notre vision du monde. Le sentiment collectif d’un « Nous » s’est construit en contraste avec une altérité mise en scène, et sous vitrines.
Tout d’abord, l’exposition coloniale de 1931, à l’heure où le monde entier n’est pas accessible en vols low cost, est une invitation au voyage. Elle dit ce que le visiteur doit voir, et la façon dont il doit le voir. Les dioramas sont accompagnés de créations de rituels factices par des indigènes qui n’y ont parfois jamais assisté dans leur propre pays, ou simulent le cannibalisme afin de rendre l’action plus spectaculaire. En niant les aspects négatifs de la colonisation, cette mise en scène de l’exotisme des colonies participe à la construction d’une image positive du Nous. Le projet du nouveau musée du Trocadéro par Rivet était de rendre vivant en insérant les objets dans un récit, et de les contextualiser. Le musée de l’Homme qui lui succèdera fera preuve d’une plus grande austérité, avec cette volonté d’afficher un sérieux scientifique. Le classement s’effectue alors par colonies et par ethnies, les vitrines comprennent des objets, cranes, photographies, et textes explicatifs, mêlant anthropologie physique et ethnographie. Par manque de moyens, certaines sections, figées, deviennent graduellement complètement anachroniques et « progressivement, l’ambition scientifique initiale s’efface devant une sorte de retour au voyage nostalgique. » |
Les classifications des objets des autres sont instables, et la place de leurs artefacts est un des enjeux essentiels de la redéfinition des frontières entre art et anthropologie. Au musée Branly, il semble que la « présence » de l’Autre a été effacée au profit du spectaculaire et du Beau. Les formes répondent à d’autres formes et ce ne sont plus des pratiques sociales qui entrent en résonnance ou que l’on tente de décrypter. On y remarque une contradiction entre un universalisme pluraliste et un universalisme assimilationniste, rendu possible par une projection mythique de l’Autre. Les arts dits « Premiers » semblent atemporels. Le discours promulgué par les esthètes et les collectionneurs autour de ces artefacts et de leurs créateurs est une ode à une simplicité primordiale, au bon sauvage proche de la nature (déjà présent dans les récits du 18ème siècle) qui opposerait une forme de résistance à la mondialisation au profit de sa culture préservée, loin des villes. La structure architecturale et les jardins du musée Branly le suggèrent également. On peut voir dans cette négation de l’adaptation des cultures à la mondialisation une forme de paternalisme néo évolutionnisme qui installerait, à jamais, ces peuples dans une enfance de l’humanité. Comme l'indique Benoit De L'Estoile (Le goût des Autres, p.321) : « les efforts des anthropologues pour présenter dans toute leur complexité la richesse des groupes qu’ils étudient sont au total largement impuissants contre la force du mythe, force qui tient largement sa place au sein de la cosmologie occidentale. Là encore, seuls sont retenus les éléments susceptibles de confirmer le mythe. »
Certains artéfacts conservés par les musées peuvent avoir une signification forte pour les groupes dont ils sont issus et qui n’y ont parfois pas accès. Certains de ces objets deviennent des enjeux de construction identitaire, des catalyseurs d’identités par référence à un ensemble de traditions. Certains objets conservés ou exposés sont donc parfois restitués.
L’objet reste donc symboliquement fort. Lorsqu’il est extrait de son contexte et que l’on y accole un « discours », il parle probablement plus du producteur du discours que de sa culture d’origine. Mais l’objet reste l’un des meilleurs supports tangibles sur lequel appuyer des idées et prolonger des questionnements.
Certains artéfacts conservés par les musées peuvent avoir une signification forte pour les groupes dont ils sont issus et qui n’y ont parfois pas accès. Certains de ces objets deviennent des enjeux de construction identitaire, des catalyseurs d’identités par référence à un ensemble de traditions. Certains objets conservés ou exposés sont donc parfois restitués.
L’objet reste donc symboliquement fort. Lorsqu’il est extrait de son contexte et que l’on y accole un « discours », il parle probablement plus du producteur du discours que de sa culture d’origine. Mais l’objet reste l’un des meilleurs supports tangibles sur lequel appuyer des idées et prolonger des questionnements.
Elsa Mimram